Pourquoi vis-tu à Los Angeles?

J’habite là parce que j’y travaille. Autrement je n’y habiterais pas, c’est une salle ville.

Pourquoi est-ce plus facile de travailler à Los Angeles?

Parce que tout l’équipement et le matériel nécessaires à mes enregistrements et à mes tournées sont sur place.

Pourrais-tu travailler à New York ?

J’adore New York, mais si je voulais faire le même travail et avoir le même espace pour mon travail en studio et tout ce que je veux réaliser, cela me coûterait dix fois plus cher.

Tu es né dans le Maryland, mais tu as déménagé à Los Angeles dans les années 60. Etais-tu avec tes parents?

J’ai quitté le Maryland en 1950 à 10 ans. Mon père a été muté sur la côte Ouest, à Monterey. Il était prof à l’Ecole Navale.

Je crois que tu es un peu timide.

Je ne suis pas timide, mais je n’aime pas beaucoup les gens. Je préfère être tout seul. La plupart des choses que je réalise, je les réalise seul. A part quelques moments particuliers dans l’année où je suis obligé de me montrer à des milliers et des milliers de gens. Autrement je reste seul et je travaille.

Les seules personnes qui viennent me voir ici sont des personnes qui travaillent avec moi. II y a des Ingénieurs, des musiciens. A part cela, je n’ai pas de copains qui viennent. Et je n’aime pas aller dans les soirées ni dans les clubs. Je ne sors que lorsque je suis en tournée ; et là, je sors énormément.

Dans ton album « You are what you is », tu fais référence aux  « Clubs ». Tu dois y aller souvent...

J’ai déjà fait partie des clubs, mais je ne vois pas pourquoi j’irais maintenant. C’est toujours les mêmes, et il n’y a rien qui change.

Comment alors peux-tu savoir ce qui se passe dans les clubs ?

Ce n’est pas la peine d’être un génie pour savoir ce qui s’y passe.

Qu’est-ce qui ne va pas avec la musique en ce moment ? Beaucoup de gens pensent que cela vient de la musique elle-même.

Vous avez raison. Le problème vient de la musique elle-même. Les maisons de disques savent vendre; elles sont faites pour cela et elles ont l’organisation nécessaire pour le faire. Elles distribuent, elles font la promotion des produits, mais elles ne peuvent vendre que ce que les musiciens leur donnent.

Parlons des groupes. Doivent-ils absolument donner dans la nouveauté. ou suffit-il qu’ils fassent quelques chose de bon.?

C’est bien de faire des choses qui sont bien. Mais les maisons de disques ne veulent pas commercialiser des choses qui sont seulement « bonnes »; elles veulent de la nouveauté, uniquement parce que les critiques spécialisés les ont convaincues que seul ce qui était nouveau était bien.

Et malheureusement, les gens qui écrivent sur la musique ne savent pas grand chose de la musique et de son histoire. Et certains d’entre eux sont tellement jeunes qu’ils ne se rendent pas compte que ce qu’ils prennent pour quelque chose de nouveau est généralement quelque chose de très vieux qui a été fait bien avant ; et donc ils créent la confusion sur ce qui est effectivement nouveau.

Il y a une chose qu’il faut bien comprendre ; c’est que le fait que les gens consomment un certain type de musique ou s’identifient à une certaine musique est lié à des facteurs qui ne concernent pas la musique elle-même. Les consommateurs de musique Rock utilisent cette musique pour réaffirmer un certain type de vie, pour réaffirmer peut-être même l’image qu’ils voudraient se donner.

Ma théorie est la suivante: aucune musique n’a vraiment marché à moins qu’elle ne colle à un style vestimentaire que les gens peuvent adopter. Les gens sont tellement désorientés et se sentent tellement seuls qu’ils ont besoin de se rattacher à des groupes. Ils ont besoin des autres pour vivre, et ils s’intéresseront à tout ce qui leur permet de se dissocier de la masse ; et ce n’est pas forcément la musique.

C’est pour cela qu’il y a maintenant des gens New Wave, qui s’habillent New Wave, qui vivent New Wave, et haïssent complètement ceux qui ne s’habillent pas comme eux ou ne pensent pas comme eux.

Mais cela n’a rien à voir avec la musique. C’est dû à la pression sociale, au fait de vouloir appartenir à quelque chose, ou à une organisation quelconque, à un groupe qui est susceptible de les aider en tant qu’individu. Quand on inventera un style dans lequel des millions de gens se reconnaîtront, alors, là, ce sera magnifique. Ce qu’on appelle la crise de la musique » ne relève pas de la musique elle-même, mais relève de la sociologie, de la psychologie, des besoins émotionnels qui doivent être satisfaits. Au-delà même de ce que peut apporter un groupe, un compositeur ou n’importe quel musicien soliste, ce que les gens croient obtenir de la musique dépasse complètement ce que la musique seule peut fournir.

Que doivent-ils faire?

Les gens peuvent s’habiller comme ils veulent. Ils peuvent s’éclater d’une manière différente avec une musique différente. Cela dépend de ce que les gens préfèrent. Il y en a qui se sentent mieux dans un blouson de cuir, d’autres dans une veste de sport avec petite cravate serrée.

Que penses-tu de la mode?

Je crois que c’est bien.

Est-ce que tu t’habilles de façon spéciale, avec tes vêtements de scène, par exemple.?

Je porte sur scène des costumes de travail. La dernière fois que j’ai fait une tournée en Europe, j’ai acheté à Londres un pantalon dont j’étais sûr qu’il ferait le plus bel effet sur scène, mais pour rien au monde je ne l’aurais porté en temps normal.

Y a-t-il une grande différence entre le public anglais et le public américain ? Si oui, laquelle ?

Je pense en effet qu’il y a une grande différence. Le public américain aime bien parler pendant les concerts, et il n’y a pas de problème de langue.

Tu as des problèmes de langue en Angleterre ?

Oui, même si les mots se ressemblent sur le papier, ils n’ont pas la même signification, et je ne parle pas de la même façon au public anglais et au public américain.

Dans quelle ville voudrais-tu habiter s’il n’y avait pas les contraintes dont tu parles?

J’aime New York à cause de tout ce qui s’y passe au niveau artistique, à cause du climat général de créativité. Mais je n’aime pas le temps qu’il y fait, et tout coûte trop cher.

J’adore le temps à Hawaï, mais on ne peut pas travailler là-bas. S’il y avait un endroit près de New York où il fasse le même temps qu’à Hawaï, c’est là que j’aimerais travailler.

Pour changer de sujet, crois-tu à l’Amour ?

Pas nécessairement. La manière dont les Américains parlent de l’amour est Incorrecte; le concept américain de l’amour est totalement ridicule. C’est une aberration, un fantasme. Je suis marié depuis presque 14 ans ; on est copains, et on a 4 gosses. Je n’aime pas employer le mot « Amour » il se trouve toujours associé à l’horrible concept américain... Tu vois ce que je veux dire... et c’est pas comme ça que je le vois.

Qu’est ce qui cloche avec le « concept américain de l’amour. ? »

Il s’appuie sur des désirs qu’on ne peut satisfaire, et sur des fantasmes qui ne correspondent à rien.

Quel genre de musique écoutes-tu ?

Quand je ne travaille pas, j’écoute de la musique classique.

Tes compositeurs préférés?

Stravinsky, Varèse, Webern.

Pourquoi as-tu composé de la musique classique ?

Cela prouve que n’importe qui est capable d’écrire ce qu’on appelle du « Classique » il suffit de quelques accords. La plupart des gens oublient que la musique classique existe à travers des formules, comme la Pop musique, et les Américains ont l’idée ridicule que la musique classique est d’une pureté fantastique; et je ne suis pas tout à fait d’accord.

Moi, je crois plutôt qu’au moment où cette musique a été écrite, les auteurs faisaient tout simplement leur boulot. Ils faisaient ce boulot pour un roi ou pour un évêque, et si le roi n’aimait pas leur musique, il leur coupait la tête, et si l’Eglise n’aimait pas leur musique, elle leur arrachait les ongles des pieds avec des tenailles brûlantes. Et donc, le compositeur en était réduit à écrire ce qui faisait plaisir au roi ou à l’Eglise.

Et il n’y a aucune raison de penser que les rois ou les Eglises, qui commanditaient les compositeurs, connaissaient quoi que ce soit en musique. A cette époque-là, le roi jouait le même rôle que les programmateurs de radio; et pour peu que le compositeur ait eu des idées avant-gardistes, il n’aurait jamais pu aller jusqu’au bout. Cela aurait signifié pour lui le chômage ou la mort.

Est-ce important que ta musique passe par les radios ?

Si ça passait plus souvent à la radio, je vendrais plus d’albums. Il y a beaucoup de gens qui connaissent mon nom, mais sans savoir quel type de musique je joue.

Les ventes de tes albums t’intéressent ?

Ce n’est pas tellement le nombre de disques que je vends, mais combien de gens écoutent ma musique. J’aimerais bien qu’il y ait plus de gens qui l’écoutent. Si je fais cela, c’est pour distraire les gens.

Est-ce seulement un moyen de se distraire ?

Je préfère ceux qui se distraient avec de la musique qui a de la substance, que ceux qui se distraient avec celle qui n’en a pas. Si, par contre, vous voulez me faire dire que se distraire c’est échapper à la réalité.., là, je ne vous suis pas.

Vouloir absolument échapper à la réalité n’est pas une chose satisfaisante si on veut être témoin du progrès. Les gens qui veulent tout le temps échapper à la réalité manquent quelque chose de primordial. C’est une des raisons pour lesquelles je n’aime pas la drogue et les gens qui s’enfouissent la tête dans le sable.

Si on veut vivre dans un meilleur monde, il va falloir regarder les choses en face. Si j’étais un conférencier, voilà ce que je dirais; mais les gens s’endorment aux conférences. Ils s’ennuient avec quelqu’un qui leur parle tout le temps. C’est pour cela que je colle une musique distrayante à mes idées. Comme ça, on peut taper du pied et fredonner mais il y a quelque chose derrière et mes albums ont toujours quelque chose à dire ; et mes idées me font réfléchir.

Qu’est-ce qui compte le plus, la musique ou les paroles ?

Les deux sont importants. L’un ne va pas sans l’autre.

Si tu avais le pouvoir de changer une chose aux USA, qu’est-ce que ce serait?

Sur cette planète, et pas seulement aux USA, la chose la plus grave c’est la santé mentale. Les gens qui ont une bonne santé mentale ne tuent pas les autres. Les gens sains d’esprit ne préfèrent pas voir les autres mourir de faim. Les gens sains d’esprit ne préfèrent pas les biens matériels à ce qui pourrait les rendre heureux, et on ne fait pas assez d’effort pour améliorer la santé mentale sur cette planète.

Que peux-tu faire personnellement?

En tant que personne travaillant dans le domaine de la communication, je peux insister en faisant connaître mon point de vue. Mais on peut être d’accord ou pas d’accord avec moi, mais c’est tout ce que je peux faire. Je ne suis pas en position pour déclencher un changement radical.

Mais prenons une interview comme celle que je fais avec vous. Cela me permet de m’exprimer clairement sans qu’il y ait de la musique derrière moi. Je dis que la santé mentale est un grand problème. Un exemple de mauvaise santé mentale: c’est le fanatisme. J’en parle dans mes albums.

Qu’est-ce qui t’inquiète dans la religion ?

Il y a des gens qui pensent que plus ils sont près des textes écrits, dans les documents anciens, plus ils seront purs, plus ils seront sanctifiés... Alors là, c’est grave.

Tout d’abord, les documents ont certainement dû être mal traduits; ensuite, les traductions sont elles-mêmes modifiées par l’emphase que met le prêcheur sur certains éléments. Plus une secte est militante, plus elle est dangereuse ; et c’est parce qu’elle peut toujours dire que Dieu est avec elle qu’elle fera le plus de mal.

As-tu vraiment appartenu à un parti communiste ?

Je n’ai jamais été communiste, et je ne crois pas au communisme.

Tu as été membre d’un parti de gauche ?

Je n’ai jamais appartenu à un parti de gauche; ni à aucun parti. Tout est faux. Je n’aime pas les communistes, je n’aime pas les socialistes. Je ne crois pas qu’ils puissent offrir quoi que ce soit de réaliste: et le capitalisme est le meilleur exemple d’un système politique ou d’une économie politique auquel les gens souhaitent s’identifier.

Regardez ce qui se passe dans les pays socialistes... Malgré tout ce qu’ils disent, ils ne rêvent que d’une chose, être capitalistes: posséder des biens matériels. Pour moi, les gens sont naturellement des possesseurs. Personne ne veut être possédé par l’Etat. On peut  être d’accord pour être possédé par l’Etat pour pouvoir manger un bout de pain, mais cela ne dure qu’un temps. Très rapidement, vous regretterez d’avoir vendu votre âme à un Etat rien que pour manger un bout de pain; et c’est ce qui se passe avec le communisme.

L’argent est-il important pour toi ?

C’est important dans la mesure où sans argent, je ne peux pas faire de disques; le matériel coûte cher. Il faut que j’emploie des gens pour m’accompagner. Il me faut des ingénieurs du son. La plupart de ce que je gagne est réinjecté dans mon travail. La seule chose qui m’importe est d’avoir assez d’argent pour réussir l’album suivant.

Un poète n’a pas besoin d’équipement; il peut se balader et penser à ses poésies, il n’a pas besoin de les écrire. Un peintre a besoin d’une toile, d’une palette et de brosses. Le sculpteur a besoin de matière et d’un burin. Mais pour faire des disques on a besoin de beaucoup d’équipement.

Quand tu jouais avec les « Mothers of Invention » y avait-il un problème sur les orientations et les décisions à prendre « démocratiquement »?

Je n’ai jamais travaillé comme ça. Un orchestre symphonique n’a jamais travaillé comme ça non plus. Voilà comment ça se passe: j’écris la musique, je paye les factures, j’embauche les gens pour jouer, car je ne joue pas de tous les instruments. J’apporte de l’argent aux gens pour qu’ils vivent en jouant les partitions. Je n’ai donc pas besoin de commentaires venant des autres, ni qu’ils se réunissent en comité. C’est une relation très simple. Je paye les gens pour qu’ils jouent de la musique.

Mais devinez qui est mon patron: mon patron c’est le public. Le public me fait confiance pour que j’embauche les meilleurs musiciens, pour que je les prépare à jouer devant lui dans les meilleures conditions, parce que le public paye pour me voir. Je suis employé directement par le public.

Pourquoi enchaînes-tu tes morceaux les uns après les autres sans attendre les applaudissements ?

Je crois qu’attendre les applaudissements entre chaque morceau, ce n’est pas correct vis-à-vis du public. C’est vouloir que le public déclare à chaque morceau que le groupe est vraiment très bon, et je n’ai pas besoin de ça.

Quelqu’un achète un billet pour me voir; si cela lui plait, il fera du bruit pendant le concert ou il applaudira à la fin. Les gens achètent un billet pour voir un show, on leur fera un show de deux heures du début jusqu’à la fin.

Joues-tu de la guitare régulièrement ?

Je joue quand je travaille. J’adore jouer, mais je n’ai pas le temps de le faire. Habituellement on répète deux mois avant une tournée. Là, je fais travailler mes petits doigts. L’autre jour, j’ai voulu travailler un solo, mais j’avais mal aux doigts, car j’avais perdu toute la corne.

Emmènes-tu tes enfants aux concerts ?

Ils ont été à mes concerts, mais je ne les emmène pas en tournée car les voyages sont pénibles.

Discutes-tu de tes paroles avec tes enfants ?

S’ils me le demandent. Je ne leur impose pas ma musique. Ma fille de 13 ans achète des albums de Devo ou de Donna Summer. Je ne leur dis pas: « Viens, il faut que tu écoutes cela » Peut-être que mes paroles ne leur conviennent pas.

Comment se passe une journée type de Frank Zappa ?

Je me lève à 3 heures de l’après-midi. Je prends des corn-flakes, une tasse de café, et puis je vais au boulot jusqu’à 7/8 heures du matin.

A part la musique, as-tu d’autres activités ?

Je reste à la maison. Je ne fais pas de sport, je n’ai pas d’occupation. Quand je m’arrête de travailler, j’écoute un peu de musique, je regarde les informations à la TV, mais je ne sors pas.

On dirait que tu as des idées bien arrêtées sur beaucoup de choses...

D’habitude je dis ça: « Si tu es d’accord avec moi, alors j’ai raison ; et si tu n’es pas d’accord avec moi, alors j’ai tort...».

A part cela, il n’y a rien à ajouter.

 

Tiré du fanzine : L'oeil de Zappa
Interview & traduction :
Dominique Chevalier alias "Francis Vincent"