Quand on arrive à l’aéroport de Los Angeles, après une nuit blanche et de trop nombreux Martini pour tuer l’ennui de quinze heures d’avion, on est déphasé. La ville est à la dimension de ses fantasmes dix millions d’individus se partagent les « blocks » d’une mini planète qui s’étale sur cent kilomètres de bitume : une Cadillac passe sans s’arrêter devant un auto-stoppeur au visage ravagé par de trop nombreux produits chimiques.
C’est sous une pluie fine que le taxi remonte Sunset Boulevard où un Eric Clapton de quinze mètres de large sur dix mètres de haut bouge des bras mécaniques sur sa guitare.     « Man, this city really boogie ». Me dit le chauffeur de taxi. On est bien Hollywood, le tronc terrestre du show business, la mère féconde de centaines de stars, la ville des espoirs, de la folie, des désillusions, où le terrien moyen se sent mal et où l’extra-terrestre moyen se sent bien. Lundi. C’est le lendemain de Noël ; tout est fermé et il pleut, j’ai le choix entre écouter l’une des douze stations FM de rock et regarder la télé ; je préfère dormir et garder mon énergie pour le soir car les RUNAWAYS jouent dans une boite à dix mètres de mon hôtel, et ces quatre petites nanas de dix-huit ans savent vraiment vous sucer tous vos neurones. Mais le but de mon voyage était bien d’aller dénicher M. ZAPPA dans son antre.

ZAPPA qui observe l’Amérique du haut de ses trente-sept ans, dix-huit ans de musique, deux mille interviews, le créateur polyvalent, la machine à génie. On a dit beaucoup de choses sur ZAPPA, qu’il était tyrannique avec ses musiciens, qu’il ne supporte pas les journalistes, qu’il se tourne vers une musique plus « commerciale »... BEST est allé chez lui, à Laurel Canyon, faire la part de vrai et de faux, Une Rolls-Royce noire garée devant une grande maison rose et jaune, au beau milieu des silencieuses collines de Laurel Canyon, c’est la que ZAPPA a vécu dix ans de son histoire. Seule une petite lampe éclaire son visage très sérieux dans cette grande pièce sans fenêtre où des machines bizarres attendent les informations du maître pour convertir l’idée, en produit fini. Il a l’air nerveux et ennuyé, ses longs cheveux pendent sur sa chemise ouverte.

Gilles Riberolles : Pourquoi t’es-tu sépare d’Herb Cohen avec qui tu as fondé ton label BIZARRE ?
Frank Zappa : Parce que je l’accuse de fraude et de diverses activités malintentionnées.
G. R : Es-tu satisfait de la compagnie WARNER BROS!
F. Z. : Non, ce sont des personnages répugnants.
G. R. : Vas-tu à nouveau créer ton propre label ?
F. Z. : J’essaierai, mais la WARNER a rendu impossible la signature de deux contrats l’année dernière, un avec EMI et l’autre avec PHONOGRAM. Ils se sont opposés à la signature de ces contrats. Ce qui s’est passé, c’est que j’ai été trompé par deux sortes de gens : la première est le manager en qui j’avais confiance depuis onze ans, et l’autre est cette énorme firme appelée WARNER BROS qui ne m’a pas payé mes droits depuis un an, et qui a essayé d’influencer le reste de mon travail en m’écartant d’éventuels travaux avec d’autres compagnies ; et ça va aller jusqu’en justice. Ça prend de trois à cinq ans aux U.S.A. pour exposer ce genre de cas à un tribunal mais je suppose que ce sera quand même étalé sous les yeux d’un juge.
G. R. : Est-ce que ça signifie que nous n’aurons pas de disque avant quatre ou cinq ans ?
F. Z. : C’est une question compliquée parce que la WARNER essaie de faire sortir des disques qu’ils n’ont pas le droit de faire sortir mais j’essaie de les en empêcher par des moyens légaux; sinon il est possible que je ne sorte pas de disque avant quatre ou cinq ans.
G.R. : Est-ce une procédure typique de la W. B. ?
F. Z. : Je ne sais pas si c’est typique, mais c’est ce qui s’est passé ; j’avais un contrat spécifiant que je devais leur remettre quatre albums le 31 décembre 77, et je l’ai fait en mars 77 ; je suis allé a leur bureau, et je leur ai donné les quatre bandes complètes; ils étaient sensés me payer lors de la remise des bandes, mais ils ne l’ont pas fait.
Ils n’ont pas rempli le contrat à deux niveaux différents.
G. R. : A combien s’évaluait le contrat ?
F. Z. : Ils devaient me donner 60 000 dollars par album. Ils me doivent donc 240 000 dollars «1 200 000 NF).
II allume sa deuxième cigarette.
G. R. : Tu as fait plusieurs films, mais certains tel que « UNCLE MEAT » ne sont pas sortis. Pourquoi ?
F. Z. : Pour le cas de « UNCLE MEAT » je n’avais pas assez d’argent pour le finir.
G. R. : Personne n’a voulu le produire ?
F. Z. : C’est moi qui investissais l’argent mais je suis devenu fauché. Et le film TV que vous avez vu en France n’est jamais passé aux U.S.A.
G. R. : Tu n’as pas eu le même succès en tant que cinéaste qu’en tant que musicien, sont-ils conçus dans un esprit différent ?
F. Z. : Non ce n’est pas la même chose, les disques étaient le produit de différents groupes, et ce sont deux audiences différentes; il y a bien sûr une couche commune, mais l’audience de mes disques n’est pas grande non plus de toute manière, alors si je devais compter sur les gens qui achètent mes disques pour aller voir mes films…
G. R. : Quelle a été ta formation préférée des « MOTHERS OF INVENTION » parmi les 13 ou 14 avec lesquelles tu as joué ?
F. Z. : J’aime celle que j’ai maintenant.
G. R. : La même que dans « ZOOT ALLURES » ?
F. Z. : Non, Il y a deux musiciens qui étaient en France l’année dernière, le bassiste et le batteur (Pat O’ Hearn et Terry Bozzio). Il y a deux personnes aux daviers : Tommy Mars et Peter Wolf qui est de Vienne ; Roy Estrada est revenu avec nous, il chante, Adrien Belew est l’autre guitariste, il vient de Nashville, et nous avons un nouveau percussionniste appelé Ed Man.
G. R : C’est le groupe avec lequel tu vas partir en tournée le 11 janvier ?
F. Z. : Oui. Nous resterons probablement six semaines en Europe; nous donnerons trois concerts à Paris, un à Colmar et un à Lyon pour la France.
G. R. : Es-tu toujours intéressé par ce qui se passe sur la scène européenne ?
F. Z. Juste ce que je peux en lire dans les journaux et je suis sûr que ça ne donne pas d’indications précises de ce qui s’y passe réellement.
G. R. : Qu’est-ce que tu penses du mouvement punk comme critique sociale ?
F. Z. : Je pense qu’il se parodie lui-même. C’est juste un nouvel exemple des extrêmes auxquels en arrivent les maisons de disques pour vendre leurs produits. Les gens sont si conditionnés que si on leur dit qu’il y a quelque chose de nouveau il faut qu’ils l’achètent; j’ai entendu quelques groupes punk qui faisaient quelque chose de musical et que j’ai aimé tels que BLONDIE par exemple, mais le mouvement punk dans son ensemble n’est pas une critique sociale, c’est du mercantilisme.
G. R. : Donc les musiciens n’auraient rien à exprimer ?
F. Z. : Je pense qu’au début beaucoup de gens impliqués dans le mouvement punk n’étaient pas du tout des musiciens ; c’était juste des gens qui avaient une certaine allure, qui furent rassemblés par des promoteurs qui leurs disaient : « Tu fais ci, tu fais ça » et on va en faire un disque. Les SEX PISTOLS en sont un exemple typique.
G. R. : Es-tu toujours un freak ?
F. Z. : Bien sûr.
G. R. : Ta musique est-elle toujours influencée par une critique de l’Amérique ?
F. Z. : Oui j’ai mon idée sur l’Amérique.
G. R. : Te sens-tu un musicien américain ?
F. Z. : Absolument, je suis 100 % américain, mais pas de la façon dont les Européens l’imaginent.
G. R. : La plupart des musiciens de rock aux U.S.A. ne sont pas « Intellectuels » dans leur musique...
F. Z. : C’est leur problème.
G. R. : Oui mais toi tu l’es ; tu es différent des autres rock stars dans la mes…
F. Z. : La différence principale est que je ne suis pas une rock star, je suis une légende. Si j’avais été une rock star, tu ne serais pas ici.
G. R. : Pourquoi?
F. Z. : Parce que les rock stars ont une vie et une esthétique différentes; c’est-à-dire basées sur le fait de s’amuser tout le temps, pendant que quelqu’un d’autre fait le travail pour eux.
G. R. : Es-tu aussi discipliné dans ta vie privée que dans ton travail ?
F. Z. : Oui.
G. R. : Tu as dit un jour que dans ton travail tu utilisais Dieu comme énergie...
F. Z. : Hmmm. Je pense que tout le monde a une idée de ce que Dieu pourrait être. Certaines personnes en retirent le côté facile, c’est-à-dire la version que l’église en donne ; on te dira que Dieu est comme ci et comme ça, et comme tu es paresseux et que tu ne t’es jamais penché sur le problème, tu mets un peu d’argent dans leur boîte et tes dons t’offrent une tranquillité d’esprit; et moi je suis ma propre voie.
G. R. : Qui est ?
F. Z. : Ça n’intéresse pas ton journal.
G. R. : Fais-tu de la méditation ?
F. Z. : Est-ce que j’ai l’air d’un des BEATLES ?
Sa femme nous apporte du café à la française; s’ensuit une discussion de caractère culinaire…
G. R.: Tu as critiqué beaucoup de choses telles que la drogue, les hippies, les gurus; en quoi crois-tu ?
F. Z. : Je sais ce qui est beau je suis entièrement dévot à mon idéal esthétique et je continue mon chemin vers cet idéal à travers le bordel compliqué de la société moderne. Par exemple, en ce moment, je travaille sur un film qui nécessite des équipements techniques et pour le faire j’ai besoin d’utiliser ces machines, les laboratoires adéquats pour les tirer, et j’ai besoin d’accéder à d’autres équipements qui sont tous très chers; avant de pouvoir réaliser tout ça, j’ai besoin de gagner de l’argent. Si tu es un poète tu n’as qu’à prendre un crayon et un papier et c’est bon. C’est comme former un groupe et l’emmener en tournée, les gens vont voir un spectacle en pensant que tu grimpes sur scène et joues, ils se trompent, on a répété trois mois avant notre US. tour.
G. R. : Tous tes rêves sont chers ?
F. Z. : Malheureusement oui.
G. R. : Quel genre de film prépares-tu?
F. Z. : C’est un film pour le cinéma et il s’appelle « BABY SNAKES ».
Nous buvons alors un verre de vin pour réalimenter nos gorges atrocement  desséchées, et nous repartons de plus belle.
G. R. : Comment expliques-tu le succès que tu as en Europe par rapport aux U.S.A.?
F. Z. : Le marché américain du disque est basé sur des gens qui écrivent de la musique pour les directeur de programme, c’est-à-dire les programmateurs de chansons sur les différentes chaînes de radio; on leur donne une liste chaque semaine de ce qu’ils sont supposés faire passer, et s’ils le jouent suffisamment souvent, ces morceaux deviendront des tubes, leur taux d’écoute augmentera, ainsi que leur tarif de publicité.
G. R. : En France nous avons très peu de station qui passent du rock, mais il y en a tant aux U.S.A...
F. Z. : Et elles sont toutes en compétition ; le piège de la musique populaire aux U.S.A. est que les groupes ne jouent plus la musique qu’ils aiment, mais la musique que le directeur de programme va aimer. Nous on ne doit pas plaire aux directeurs de programme... En Europe c’est diffèrent, les gens viennent aux concerts, achètent les disques; nous allons là-bas tous les ans depuis 1967, et je ne pense pas qui y ait beaucoup d’autres groupe qui le fassent.
G. R. : Que penses-tu du public français ?
F. Z. : J’ai été surpris l’année dernière quand j’ai joué aux abattoirs, de voir que leur compréhension de l’anglais s’est améliorée, mais je me sentais mal pour ces gens parce que c’est vraiment un endroit horrible.
G. R. : Penses-tu pouvoir exprimer la même chose aux non anglophones ?
F. Z.: Il y a une chose qui les touches tous c’est la musique, s’il aiment le son ils n’ont pas besoins de comprendre les paroles.
G. R. : Mais ta musique est de plus en plus vocale.
F. Z. : Oui. S’ils comprenaient les paroles ils en tireraient certainement plus de choses, mais ce n’est pas un problème.
G. R. : Est-ce que tu fais un show différent suivant l’endroit où tu te trouves ?
F. Z. : Il y a certains morceaux que nous ne jouons pas dans les pays ou la compréhension de l’anglais est vraiment faible, ceux qui comportent de longs passages parlés et généralement en Europe ils ont une plus grande tolérance pour la musique instrumentale
G. R. : Pourquoi ?
F. Z.: Parce qu’il y a une plus grande tradition musicale qu’aux U.S.A.
G. R. : Que penses-tu des « TUBES » ?
F. Z. : On m’a dit qu’ils avaient un très bon show. Ils sont connus là-bas ?
G. R. : Ils viennent de passer à Paris et on a dit qu’ils étaient le version 78 de ce que tu faisais Il y a dix ans.
F. Z. : J’ai fait beaucoup de choses il y a dix ans qui influenceront des gens plus tard.
G. R. : Serais-tu prêt à produire des groupes comme tu l’as fait auparavant ?
(GRAND FUNK, ALICE COOPER.)
F. Z. : Ça dépend du groupe, ça dépend si j’ai le temps ; je n’ai rien de prévu.
G. R. : Que penses-tu des journalistes ?
F. Z. : La réponse que je donne généralement aux U.S.A. est : le journalisme rock est fait par des gens qui ne savent pas écrire, parlant de gens qui ne pensent pas et préparant des articles pour des gens qui ne savent pas lire. Le seul endroit pire qu’ici est l’Angleterre.
G. R. : Vois-tu toujours des gens comme CAPTAIN BEEFHEART ou CAL SCHENKEL?
F. Z. ; Je n’ai pas vu CAL depuis un an, mais BEEFHEART était ici il y a trois semaine…
G. R. : Que penses-tu de sa musique, a-t-il pris la même direction que toi ?
F. Z. : Non, différente,
G. R. : Tu penses qu’il est toujours dans l’ « underground »?
F.Z. : Je ne sais pas ce que ça veut dire... Il ne choisit pas de jouer pour une petite audience; il devrait y avoir plus de monde pour l’écouter.
G. R. : Ton audience s’est elle agrandie lorsque tu es retourné vers une musique plus traditionnelle ?
F. Z. : Certains de mes premiers albums contiennent du rhythm’n’blues ; non, je crois que l‘audience s’est agrandie grâce à plus de concerts. « 200 MOTELS » est un film qui a aidé à agrandir notre audience aussi.
G. R. : Je voulais dire la transition « GRAND WAZOO » « OVER NITE SENSATION ».
F. Z. : Tu te souviens que j’avais fait « GRAND WAZOO » dans une chaise roulante; j’ai eu cet accident en Angleterre et j’ai été obligé d’arrêter la route pendant un an. J’ai fait quatre albums pendant cette période: « JUST ANOTHER BAND FROM L. A », « GRAND WAZOO » ,« WAKA/JAWAKA », et « RUBEN & THE JETS FOR REAL » qui est sorti chez MERCURY ; et puis on a eu le contrat pour DISCREET ; j’ai créé un nouveau groupe avec RUTH UNDERWOOD, JEAN.LUC PONTY, GEORGE DUKE... et il n’y avait pas de chanteur. J’ai auditionné beaucoup de gens, mais comme personne ne faisait l’affaire, j’ai dit OK je vais le faire moi-même : et c’est comme ça que ça se passe depuis « OVER NITE SENSATION ».
G. R. : Tu fais de la musique, des films, du business, quoi encore?
F. Z. : Non rien, je peignais avant, mais je n’ai pas peint depuis vingt ans.
Il me montra alors une partition qu’il vient de terminer, et qu’il veut proposer à un orchestre européen lors de sa tournée.
G. R. : Tu as une idée de qui pourrait jouer ça?
F. Z. : Il faut un grand orchestre, environ 120 musiciens.
G. R.: Ça a l’air compliqué. Il n’y a aucune partie vocale?
F. Z. : Non.
G. R. : Pourquoi le choix d’un orchestre européen ?
F. Z. : Je pense que ça les intéressera plus que les Américains. Les Américains veulent seulement jouer BEETHOVEN, tu vois ce que je veux dire ? Pour que les vieilles avec leurs cheveux bleus puissent avoir l’impression d’aimer la musique (c’est la première fois qu’il rit franchement). Les orchestres américains sont comme les stations de radio, ils jouent seulement les tubes !
G. R. : C’est comme l’Américain moyen type que essaie d’être à la mode.
F. Z. : Ouais ! Les A.M.T. trouvent leur mode dans des endroits ou on l’a déjà décidée pour eux et sans aucun goût.
G. R. Comme à WOOLWORTH ?
F. Z. : Non, Il y a des trucs super à WOOLWORTH ! (rires). Les gens vont dans les magasins, prennent 2 comme ci, 3 comme ça, 4 comme ceux-ci, puis ils rentrent chez eux, mettent tout à la fois quelles que soient les couleurs... Les pires sont ceux qui vont à PARIS-FRANCE pour boire un verre de champagne et se balader rive gauche avec leurs six appareils photo... C’est déjà assez dur pour eux de dire « Oui-Oui », sans éclater de rire !
Nous buvons notre quatrième tasse de café et fumons notre onzième cigarette (car nous sommes des gens très sains).
G. R. : Comment présentes-tu les nouveaux morceaux à ton groupe ?
F. Z. J’écris toutes les partitions, puis je synchronise le jeu des musiciens. C’est comme un projet d’architecture ou je planifie ce qui va se passer ; les musiciens lisent leur partie, et tout sort en même temps.
G. R. : Tu utilises seulement des musiciens qui savent lire la musique ?
F. Z. : Non, n’emporte qui pouvant mémoriser rapidement.
G. R. : Comme AYNSLEY DUNBAR !
F. Z. : Oui, AYNSLEY a une très bonne oreille; il essais 2 ou 3 fois, et c’est greffé pour la vie.
G. R. : Quels sont tes mauvais souvenirs de musiciens avec lesquels tu as joué?
F. Z. : Au moment où je jouais avec eux je les aimais tous. Certains sont partis pour diverses raisons, et ce serait tentant de dire ; « Ceux-la étaient une bande de trous du culs », mais je ne le ferai pas.
G. R. : Comme JEAN-LUC PONTY !
F. Z. : Je ne préciserai pas; mais crois-moi, il y en a eu.
G. R. : Certains t’ont critiqué après avoir quitté le groupe...
F. Z. : Je pense quels ont dit des choses sur moi lors d’interviews pour se faire de la publicité.
G. R. : Penses-tu être naturellement doué pour la musique, ou l’as-tu beaucoup travaillée ?
F. Z. : Je sais que je suis doué parce que je n’ai pas du tout travaillé.
G. R. : Es-tu différent des autres ?
F. Z. : Ouais.
G. R. : Tes influences musicales aujourd’hui sont’elles les mêmes qu’en 64 ?
F. Z. : Les mêmes depuis « FREAKOUT »
G. R. : Pourquoi les exprimes-tu différemment ?
F. Z. : J’essaie de prendre avantage des moyens mis à ma disposition ; quand j’ai enregistré « FREAK OUT » je n’avais qu’un magnéto 4 pistes ; avec un 24 pistes ça aurait sonné différemment; et si les musiciens avec lesquels j’ai enregistré « F.O. » avaient été aussi bons que ceux avec lesquels je vais venir en Europe...
G.R. : Il y aura beaucoup de solos dans ton prochain show ?
F. Z. : Probablement, spécialement en Europe.
G. R. : Des improvisations ?
F. Z. : Il y en a toujours eu, mais dans un temps défini parce qu’il faut savoir où le show va aller. Les gens veulent une continuité dans le spectacle, ils veulent une forme.
G. R. : Le fait que tu changes souvent de musiciens signifie-t-il qu’ils correspondent mieux à ta nouvelle orientation?
F. Z. : C’est une des raisons ; l’autre est que j’engage parfois des musiciens qui ne supportent pas les tournées.
G. R. : Ils partent d’eux-mêmes ?
F. Z. : Oui. Il y en a qui partent puis qui reviennent.
G. R. : Utilises-tu toujours la notion de Continuité Conceptuelle?
F. Z. : …
G. R. : Si je voulais découvrir ma propre C.C., que suggérerais-tu?
F. Z. : Je ne sais pas si tu en as une ; tout le monde n’en a pas ; certains ne réalisent même pas ce que ça veut dire. Le concept y est exprimé dans la structure de mon nouveau film : il faut que chaque section ait un rapport avec la suivante et les éléments de connection sont parfois minuscules. Par exemple tu vois cette voiture de police ? (il me montre une mini voiture de police pour enfants ; il appuie sur le phare clignotant rouge et une sirène se déclenche ainsi qu’une voix disant : « Vous êtes cernés, rendez-vous.. » suivie de coups de mitraillette.) C’est un morceau de continuité conceptuelle. Comment imagines-tu que ça peut fonctionner en tant que CC. ? (d’un air vainqueur). Tu peux pas hein ?
G. R. : Ça pourrait être l’expression destinée aux enfants d’un besoin de C.C. dans les renforts de police ?
F. Z. : C’est un des éléments. Je vais te dire quels sont les éléments: Il y a ça, il y a la chanson « YOU MUST HAVE BEEN A BEAUTIFUL BABY », il y a un masque à gaz, et il y a un « poop shoot » ?
G. R. : Qu’est-ce qu’un « poop shoot » ?
F. Z .: C’est un trou du cul ; dans ce cas-là ça s’appelle un « poop shoot ».
G.R. : Ce sont les éléments de C.C. de ce film ?
F. Z. : Certains des éléments. Il y a des moments où tu peux les voir fonctionner tous ensemble mais ils ne veulent rien dire eux-mêmes, tu vois ce que je veux dire ?
G. R. : Eeuuhhh ?
 
 
Et puis le "lunatisme" de Frank Zappa reprend le dessus ; lui qui considère la roulette du dentiste comme un plaisir, comparée à une interview, il m’invite à déjeuner et à pénétrer dans sa vie privée ; peut-être parce qu’il aime bien la France, peut-être parce que je suis aussi musicien. Le micro de mon recorder débranché, le masque tombe : et c’est avec la gentillesse du père de famille qu’il me fait visiter sa maison : une grande pièce ornée d’un gigantesque sapin de Noël donne accès aux chambres et à la cuisine vers laquelle nous nous dirigeons promptement appelés par les cris de la faim. Il me présente sa femme, Gaël, qui mène un combat sans merci avec le bouchon d’une bouteille de Muscadet ouverte en mon honneur, et ses trois petits enfants qui ont l’air très occupés à essayer de découvrir les mille possibilités de leurs cadeaux de Noël. Nous prenons chacun une assiette, allons nous installer dans son patio étouffé de plantes tropicales et c’est à l’américaine, sans cérémonie que nous dégustons une cuisse de dinde en sauce. Frank Zappa est un professeur, un maître et moi un élève qui m’apprend comment reconnaître du premier coup d’oeil l’origine de quelqu’un : les Français ont les cheveux oranges, les Hollandais ont de mauvaises dents, les gens de Détroit ont d’horribles chaussures... Images flashes du sociologue bouffon. Tex Avery de la musique qui reste en dehors de toutes les modes, de toute implication; et c’est pourquoi il est une légende. Il m’explique, qu’il a peu d’amis, qui ne sort jamais, ne va même jamais au cinéma et passe la majeure partie de son temps à travailler; son énergie est sans limites, toujours renouvelée, toujours présente; je lui demande quelle est sa technique (souffrant moi-même d’une grande paresse), et il me répond avec un sourire malin qu’il n’en a pas.
Il va répéter cet après-midi avec ses musiciens. « Tu veux venir ? Oui ? Ok. Tu as une voiture ? En taxi ? Bon alors attends moi, on ira ensemble » Pendant qu’il se prépare, je jette un oeil sur ses 4 ou 5 000 disques parme lesquels je peux remarquer toute la collection des BEATLES, du free-jazz, beaucoup de RAVEL… Il réapparaît vêtu de chaussures en python, d’un pantalon blanc trop grand, d’un blouson en nylon noir, et d’un chapeau rond en feutre noir. Nous montons dans sa Rolls-Royce noir, et descendons les collines noires… Non, pardon, vertes de Laurel Canyon.


L’endroit est un ancien studio de cinéma de trente mètres sur quarante, loué pour l’occasion,  dans lequel Roy Estrada, le vieux Mother retourné au foyer, fait une démonstration de frisbee à un roadie, Zappa prépare l’envol de son engin, il tourne, cherche, règle, contrôle, s’accorde ; les musiciens rejoignent enfin leurs instruments; Terry Bozzio derrière ses fûts est calme et silencieux, tandis que les autres plaisantent, s’agitent... Zappa est détendu, sûr de lui, il est enfin vraiment lui-même. Il contrôle huit musiciens par lesquels il va canaliser son humour, sa force, sa technique ; et eux ils attendent. Il branche une Stratocaster et commence « MONTANA »… Quelqu’un a dû faire un imperceptible contretemps, il arrête tout d’un doigt et recommence, 3 fois, 4 fois, mais ne s’énerve jamais ; les musiciens, eux, commencent à s’énerver, alors ils jouent « BABY SNAKES », nouveau morceau qui sera probablement la musique de son film. Surprise toujours ; un morceau très long où F.Z ne joue presque pas de guitare, mais chante accompagné par un Roy Estrada en pleine forme, et dans la structure interne du morceau: de longs passages dénudés ou seule la voix de Zappa est présente ; puis départ de le machine vers un éclatement rythmique contrôlé c’est pas vraiment du rock, c’est un voyage fou à travers les musiques d’ascenseurs, la télévision, les tares, le spectacle de l’Amérique, puis Zappa enfourche sa nouvelle Gibson marron sans jack (ce qui lui donne une complète autonomie dans ses mouvements), et entame un solo wha-wha à phrases très brèves et très rapides qui fait décoller le morceau vers ses propres astres ; plus d’humour, plus de critique, juste un son qui crève l’intellectualisme pour venir se loger dans vos tripes et qui est bien trop beau pour être drôle. Nouveau break ou Roy Estrada de sa voix très haute nous rappelle les bons moments de « RUBEN & THE JETS » et puis, surprise encore, avec un rythme presque disco à contretemps qui dévie vers des dissonances. Les musiciens sont très forts mais Zappa ne leur octroie pas une larme de créativité ; ils sont ses instruments, sa continuité ; il n’y a pas un son, pas une ambiance qu’il ne contrôle pas : même pendant que les autres font une pause, il règle inlassablement ses dix-huit pédales et son ampli. Les jacks rebranchés, ils repartent avec « ZOOT ALLURES » et cela dura jusqu’à onze heures du soir. Les musiciens fatigués rangent leurs instruments et Zappa me demande avec un air de connaître la réponse : « Tu crois que les Français vont aimer ? » Les traits tirés et les oreilles bourdonnantes chacun rentre chez soi se reposer car demain ça recommence...
 
  Le lendemain je téléphone à Warner Bros pour savoir ce qu’ils pensent des accusations proférées contre eux : la seule information que j’en tire est que je suis une personne indésirable et qu’ils ne sont pas en mesure de révéler quoi que ce soit pour l’instant.
Je descends un peu en avance au bar de l’hôtel ou j’avais rendez-vous avec une amie, j’y rencontre Pat O’Hearn, le tout jeune bassiste qui vient d’Oregon; il est très timide, très nerveux, mal à l’aise ; il me parle sans que je lui pose de questions comme pour se défouler d’une trop grande oppression...
—« Moi je suis musicien de jeu, et je ne donne pas le meilleur de moi-même avec Zappa; aucun de nous d’ailleurs sauf peut-être Terry (Bozzio). Tu sais que Frank était batteur au début, il est tyrannique mais très honnête: si il vire quelqu’un au bout d’une semaine alors qu’il l’avait engagé pour un an, il le payera quand même. »
— Ah ! Bon ? C’est lui qui prend l’initiative de les renvoyer ?
— Oui, il y a deux ans quand il a eu ses problèmes avec H. Cohen et puis Warner, il a viré tout le monde et a formé un nouveau groupe... »
Et c’est peut-être pour ça que au pied du sombre mur du show-business Frank Zappa, soumis à un avenir incertain, donne aujourd’hui le meilleur de lui-même…

Texte & Interview : Gilles RIBEROLLES.
Derniere parution : Best N°115 février 1978