l'heure où les fans attendent encore quelques palpitants projets annoncés – comme le film du Roxy pensé par Zappa lui-même dès 1973 –, à l’heure où les hard-core fans tentent de faire pression sur la Zappa Family Trust en mâchant le travail de recherche parmi les archives les plus dignes d’intérêts – certaines bandes somptueuses circulent en bootlegs depuis plus de 20 ans –, des disques officiels continuent de sortir sans jamais être ceux que l’on attend. Le dernier en date, Quaudiophiliac, conforte l’omniprésence pseudo-conceptuelle d’éléments compilés :
des extraits édités et inédits de 1975, du live réchauffé de 1976, du studio de 1978, un solo de 1974 et un bout de session d’enregistrement de 1972.Un effort stérile, voire incompréhensible pour la majorité du public. « Rollo » témoigne pourtant de la maestria des Abnuceals dirigés par Michael Zearott en 1975. Une grande formation qui n’a d’égal que celle du Modern Ensemble. Vous devriez entendre l’intégralité du concert donné par cet ensemble prodigieux. Car la majeure partie de leur prestation scénique a été dans cette veine.
Les petits montages – effectués par Zappa – furent le premier assemblage de Läther avant que les shows du Palladium de décembre 1976 n’obligent Zappa à élaguer le montage originel de ce coffret.  Passons sur le « Wild Love » de Sheik Yerbouti et le « Ship Ahoy » notoirement connu par les amateurs, lui-aussi expurgé du coffret Läther après de multiples changements de cap. Passons sur la session de « Chunga’s Revenge » par le Hot Rats Ensemble. Elle figure la fin de la formation. Connaissez-vous quelques-uns de leurs shows ? Au Sports Arena de San Diego ? A l’Olympic de Los Angeles ? Passons encore sur le solo guitare de 1974 rebaptisé « Venusian Time Bandits » – également ébauche néandertalienne du patchwork Läther. Savez-vous que la bande sonore splendide du film A Token Of My Extreme n’est toujours pas disponible depuis 1975 ? Vous pourriez y entendre le solo original de « Florentine Pogen » supprimé du lp One Size Fits All ou bien encore une demi-douzaine d’arrangements inédits, voire de thèmes inédits ! Passons enfin sur la mouture de « Waka/Jawaka » qui servit de base pour l’album du même nom. Cette version, d’un seul tenant, désacralise franchement la musique de Zappa. Elle est une pépite pour ceux qui voudront toujours connaître les ruses et les diableries de postsynchronisation et de mixage. Pour les autres, c’est à dire 99% de la clientèle, elle n’a aucun intérêt par rapport à la version mixée et arrangée parue en 1972.
    Joe’s Corsage est le premier volet d’une série qui semble chronologique. L’album a été présenté comme un hommage aux trente ans des Mothers par Joe Travers, le responsable des archives Zappa. Un hommage véritable aurait mérité de couvrir tout leur périple jusqu’à la séparation de 1969. Ici une dizaine de titres – entre 1964 et 1966 – fait état des efforts de Frank pour conjuguer son rhythm’n’blues à un bric-à-brac balbutiant. La patine nostalgique aidant, c’est fantastique. Henry Vestine figure sur certaines pistes. D’autres proviennent de gigs en 1965. L’outrage d’un rock sciemment désuet pour l’époque couplé aux premiers textes irrévérencieux – « plastic People » – n’ôte en rien le sentiment ambivalent de Freak Out d’un Zappa sentimental : Valses langoureuses, harmonies glamoureuses… Au milieu de l’album vous trouverez un incroyable trésor : la première version enregistrée de « Takes Your Clothes Off When Your Dance » alors nommée « I’m So Happy I Could Cry » – romance simple teinté de surf music et des premiers petits riffs plus proches de « Please Please Me » que de «Taxman ». La musique des Mothers de cette époque collait au cul des Byrds, au style Côte Ouest perverti par l’invasion britannique de 1964. C’est presque incroyable de sentir à quel point ce groupe n’était pas dans le coup ! Une bande de miséreux, plus vraiment jeunes et vendant leurs consignes de soda pour subsister tandis que leur copain Jim Morrison récoltait déjà les palmes avec « Light My Fire ». Ne reste alors qu’à constater l’intelligence et la rapidité avec laquelle les Mothers sont arrivés aux arrangements de Absolutely Free et We’re Only In It For The Money. A défaut d’un galbe mémère ce corsage est savoureux.
    Le deuxième volet de la série de Joe Travers s’appelle Joe’s Domage. Il ne regroupe qu’une session de répétition du Grand Wazoo. Et n’a probablement d’intérêt véritable que pour une vingtaine de hard-core fans. L’orchestre travaille, reprend certains passages difficiles sous la houlette de Zappa, se trompe, recommence. Trois titres sont ainsi passés en revue durant près d’une heure. Là encore, on peut se demander ce qui motive Joe Travers. Comment séduire une nouvelle frange d’auditeurs avec de pareilles chutes ? La formation de scène du Grand Wazoo n’est toujours pas représentée sur disque plus de trente ans après – elle est très différente de celle qui enregistra l’album. C’est elle qui présenta « Approximate », « Greggery Pecary », « Regyptian Strut »… L’intégralité de leurs concerts se trouve encore dans leurs boîtes. Personne n’y a plus touché.
Ne serait-ce qu’avec les archives live de Zappa, toute période confondue, une quarantaine de disques pourraient voir le jour avec une qualité semblable à celle de Roxy & Elsewhere. Et depuis dix ans, il faut bien reconnaître et déplorer un véritable gâchis. Pourquoi ne pas ouvrir également la boîte qui contient la version préparatoire de We’re Only In It For The Money ? Un tiers de ce matériel n’a pas été édité sur le disque. Il devait être présenté sur un coffret anthologique des Mothers que Zappa a projeté de faire paraître dès 1968 : douze disques ! La moitié est encore inconnue du grand public. Les héritiers de Zappa prétendent que sa musique n’a plus assez d’impact pour justifier des frais lourds de publication. Tout ça nous ramène encore au pied du mur ; aux désastres de Läther, de Uncle Meat, aux bagarres de Zappa tout au long de sa vie. Les parutions récentes ressemblent à une pioche au hasard, sans plus aucune direction commerciale ; un live de temps en temps, un autre fond de tiroir… Il faudrait un fou semblable à Zappa pour reprendre le scalpel et se plonger dans l’avalanche d’archives sans être effrayé. Il faudrait que les héritiers accordent un peu de confiance aux fans. Il faudrait que les choses changent. Par la faute des conditions actuelles, non seulement il n’y a plus aucun espoir d’élargir l’auditoire de Zappa, mais il ne cesse de baisser depuis sa disparition. Selon le proverbe, il n’est jamais trop tard… Pas sûr. La musique de Frank Zappa mérite un autre sort.

Christophe Delbrouck